- Introduction
- Les centres d’archives institutionnelles et militantes : renouvellement des pratiques
- Archives « d’en bas » : quelles modes de constitution de corpus ?
- Retrouver, revisiter, interconnecter : nouveaux regards sur les archives, nouvelles pistes historiographiques
- Images et réseaux sociaux
- Les enjeux de patrimonialisation des mémoires ouvrières et sociales
- Gilets jaunes, témoignages audiovisuels et conservation des traces d’un mouvement en devenir
- Conclusions
Depuis la création en 2001 du Collectif des centres de documentation en histoire ouvrière et sociale (CODHOS), les sources de l’histoire sociale se sont extraordinairement élargies en changeant de nature et de support.
Parallèlement à la production de nouvelles archives, notamment audiovisuelles et numériques, de nouvelles formes de mobilisations sont venues bousculer les organisations ouvrières, syndicales et politiques au sein desquelles persistent néanmoins les modes traditionnels d’expression et d’intervention publique.
À l’occasion de son vingtième anniversaire, le CODHOS, dont les membres vivent et accompagnent au quotidien ces bouleversements, organise deux journées d’études pluridisciplinaires autour des sources de l’histoire sociale. Elles seront l’occasion de poursuivre les missions que l’association s’est fixées lors de sa création : organiser et favoriser les échanges entre archivistes, bibliothécaires et documentalistes, valoriser les fonds documentaires et archivistiques de l’histoire ouvrière et sociale et susciter
l’intérêt des chercheur.e.s.
Introduction
Ouverture et mot d’accueil : Stéphanie Groudiev, directrice de lHumathèque Condorcet
Présentation des journées : Barbara Bonazzi, (CHS), présidente du CODHOS, Michel Dreyfus, directeur de recherche émérite au CNRS, Rossana Vaccaro, (CHS) membre du bureau du CODHOS
Les centres d’archives institutionnelles et militantes : renouvellement des pratiques
Animation : Françoise Blum (CHS).
Intervenant.e.s : Françoise Blum (CHS), Barbara Bonazzi (CHS), Palmira De Sousa (Humathèque), Jean-Philippe Legois (Cité des mémoires étudiantes), Hélène Saudrais (CFDT), Guillaume Touati (Fondation Jean Jaurès)
Archives « d’en bas » : quelles modes de constitution de corpus ?
Animation : Rossana Vaccaro (CHS).
Intervenant.e.s : Hélène Ampère (Micro-archives), Francesca Di Pasquale (Soprintendenza archivistica della Sicilia-Archivio di Stato di Palermo), Manoela Patti (Université de Palerme), Fanny Gallot (Université Paris-Est Créteil), Bénédicte Héraud-van der Meer (IHTP), Bernard Lacorre (PR2L), Paolo Stuppia (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne)
Retrouver, revisiter, interconnecter : nouveaux regards sur les archives, nouvelles pistes historiographiques
Animation : Serge Wolikow (Université de Bourgogne, Fondation Gabriel Péri).
Intervenant.e.s : Marion Fontaine (Sciences Po), François Guinchard (Université de Bourgogne), Ioânna Kasapi (Université d’Angers, Cité des mémoires étudiantes), Constance Pâris de Bollardière (EHESS)
Images et réseaux sociaux
Animation : Danielle Tartakowsky (Université Paris 8).
Intervenant.e.s : Myriam Afif (Université Paris 8), Dorothée Benhamou-Suesser (BNF), Gabrielle Chomentowski (CHS), Giulia Fabbiano (ERC DREAM), Pierre Toussenot (CRULH, Université de Lorraine)
Les enjeux de patrimonialisation des mémoires ouvrières et sociales
Animation : Emmanuel Bellanger (CHS).
Intervenant.e.s : Muriel Cohen (TEMOS, Université du Mans), Eric Lafon (Musée de l’Histoire Vivante), Aurélie Mazet (IHS-CGT), Anne-Marie Pavillard (Association Archives du féminisme), Claude Roccati (Associée au CHS)
Gilets jaunes, témoignages audiovisuels et conservation des traces d’un mouvement en devenir
Animation : Sylvie Dreyfus-Alphandéry (Association Autour du 1er mai).
Intervenant.e.s : Anne Gintzburgzer (auteure, réalisatrice et productrice de films documentaires), Louise Moulin (collectif multimédia Plein le Dos), Hervé Nisic (réalisateur, documentariste), Sébastien Layerle (IRCAV, Université́ Sorbonne Nouvelle)
Conclusions
Conclusions Frédéric Cépède (OURS)
Pour commencer cette communication de « non conclusion » (en me plaçant du point de vue collectif de notre association, je me contenterai de quelques commentaires suscités par ces deux jours d’échanges), je voudrais adresser mes remerciements aux organisatrices et aux organisateurs de ces journées d’étude pour la qualité du programme proposé, ainsi qu’aux divers intervenants, archivistes, historiens et historiennes, politistes, sociologues, etc. Tous nous ont rappelé — mais en était-il besoin ? — l’extrême richesse et la variété des archives concernant l’histoire ouvrière et sociale (archives privées ou publiques, conservées en France ou ailleurs dans le monde), et les nombreuses manières de les mobiliser pour mener à bien des recherches de toutes natures (quitte parfois, pour certains chercheurs travaillant sur des sujets très contemporains, à se trouver obligés de constituer eux-mêmes leur corpus…).
En 2003, à la veille de la 35ème conférence annuelle de l’IALHI (International Association of Labour History Institution) organisée l’année suivante, en France, par le CODHOS, la revue Les Cahiers d’histoire m’avait demandé un article destiné à présenter notre association, qui avait alors un peu plus de trois ans.
En voici un extrait : « Le CODHOS avance à son rythme, sa souplesse et la diversité des membres qui l’animent reste son atout principal. Entre archivistes « professionnels », bénévoles, documentalistes, historiens, tous spécialistes à des titres divers des fonds qu’ils conservent et valorisent, porteurs d’histoires et de cultures particulières, insérés dans des milieux politiques, syndicaux et sociaux divers, la richesse des échanges peut apporter dans bien des domaines une expertise pertinente. Car, chacun dans ses activités, pense aux archives de l’avenir, à la façon dont elles se constituent, et à ce qui pose problème : l’archivage des documents électroniques (courriels, site…). L’archivage des sites web des organisations politiques, syndicales, comme des membres du CODHOS, mais aussi celui des sites et des messages électroniques liés à des événements (grèves, manifestations, pétitions, etc.), n’obéit pas actuellement à des principes encore clairement définis. Une des missions de toute première importance du CODHOS devrait être de réfléchir, en collaboration avec les Archives nationales et la BnF, à des règles générales applicables à l’archivage électronique, règles générales que les propres membres du réseau pourraient être les premiers à suivre. C’est dire s’il y a du travail pour cette jeune association » [1].
Si, vingt ans plus tard, ce programme n’a peut-être pas été entièrement réalisé, l’attention portée aux sujets évoqués est cependant restée permanente et, surtout — ce qui n’était peut-être pas tout à fait évident au départ… —, le CODHOS existe toujours ! Voilà très certainement une des plus belles réussites de notre association : nous sommes arrivés, pendant vingt ans, à nous réunir régulièrement et à entretenir nos échanges et nos partenariats, sans autres moyens que ceux que les un(e)s et les autres sont parvenus à prendre sur leur temps de travail au sein de leurs organisations (ainsi que, parfois, sur leur temps libre…).
Si nous jetons un regard rétrospectif sur nos activités, nous pouvons toutes et tous en être fiers, que l’on pense aux rencontres et aux expositions organisées, ou à nos diverses publications, sans oublier l’importance des moments de convivialité partagée, à l’occasion par exemple d’assemblées générales organisées en régions (à Nantes, Saint-Claude, Reims ou Roubaix) ou en banlieue parisienne, où plusieurs de nos membres sont installés. Sans minimiser le rôle de personne au sein de notre association, je voudrais aussi avoir une pensée pour deux personnes ayant joué un rôle majeur au départ de nos activités, Anthony Lorry, de la bibliothèque du Musée social, qui nous a beaucoup donné durant les premières années de notre aventure collective, et Gilles Morin, extraordinaire passeur d’archives, qui contribue depuis longtemps au développement des liens entre le monde des historiens et celui des archives. Rappelons ici que, pour les centres qui sont les nôtres, conservant des archives privées, c’est souvent par l’entremise de chercheurs que de nouveaux fonds viennent enrichir nos collections.
Ce sont notamment ces échanges entretenus de manière pérenne entre le CODHOS et le monde de la recherche qui nous ont permis de survivre et de nous développer. Partis à dix, nous sommes aujourd’hui une quarantaine de centres à travailler ensemble, en dépit d’histoires et de cultures politiques parfois très différentes. Les plus anciens au sein de l’association se souviennent peut-être de moments de tension (autour, par exemple, de la destination à trouver pour les archives syndicales de la CGT « revenues de Moscou »), ou des discussions, lors de nos premières assemblées générales, quant à la nécessité de trouver une présidence politiquement « neutre », pas trop marquée politiquement ou syndicalement. Collectivement, nous avons toujours réussi à dépasser nos éventuelles divergences, en veillant à placer nos échanges sur le terrain des débats entre spécialisation des archives (une exigence favorisée par la progressive professionnalisation de nos métiers, et, notamment, celles des responsables des centres d’archives des organisations politiques et syndicales).
Les six tables rondes qui se sont succédées pendant ces deux jours nous ont apporté beaucoup d’informations, dans de nombreux domaines. Elles ont permis d’enrichir nos connaissances réciproques, et le public a sans doute découvert la variété de nos centres et de nos « spécialités ». Nos échanges ont également permis également de croiser les logiques des archivistes et celles des chercheurs, autour de leur(s) objet(s) de recherche. Chacun a ainsi pu « faire son marché » en fonction de ses centres d’intérêt, glaner de nouvelles informations utiles pour la poursuite de ses travaux et, peut-être, découvrir de nouvelles sources. Parmi les sujets évoqués, il y en a trois, cependant, à propos desquels je souhaiterais vous proposer quelques commentaires.
Plusieurs d’entre nous l’ont dit, et je viens de l’évoquer : la professionnalisation croissante de nos centres d’archives a été une véritable constante de ces vingt dernières années. Si ce mouvement est avéré, il faut néanmoins rappeler que les évolutions et le renouvellement de nos pratiques dépendent d’abord, en premier lieu, du cahier des charges que nous demandent de suivre les associations, les partis, les syndicats ou les institutions pour lesquels nous travaillons. Si l’on prend le cas de la collecte d’archives numériques, les actions attendues n’ont ainsi rien à voir entre, par exemple, la Fondation Jean Jaurès, en lien direct avec les activités du Parti socialiste, et un établissement comme le Musée d’histoire vivante de Montreuil. Autre exemple : le rapport que les militants socialistes entretiennent avec leurs archives ou l’histoire de leur parti est bien différent de celui des militants communistes ou de la CGT, plus souvent engagés dans la patrimonialisation de leur histoire, ainsi que l’a montré Aurélie Mazet, ce qui n’est pas sans conséquence sur la nature des fonds collectés, et sur leur traitement. Nos cadres d’activités restent fort différents les uns et des autres, et cette hétérogénéité constitue un des atouts du CODHOS. L’association nous donne la possibilité de confronter nos expériences ; elle nous permet de nous enrichir des points de vue, des connaissances et des acquis de nos collègues, y compris dans les domaines les plus pratiques ou techniques.
Autre sujet : la question des « mémoires ouvrières et sociales » a été évoquée à plusieurs reprises lors de ces deux journées. La table-ronde animée par Emmanuel Bellanger a montré que ces mémoires étaient toujours vivantes, et il ne fait guère de doutes que les organisations du monde ouvrier et social se préoccupent de plus en plus de la sauvegarde et de la conservation de leurs archives. Mais celles-ci intéressent-elles toujours de jeunes chercheurs ? Au risque de mettre les pieds dans le plat, il me semble nécessaire de rappeler que la fréquentation de nos centres est en déclin depuis plusieurs années (je parle de la période antérieure à la crise sanitaire), comme le nombre d’étudiants intéressés par l’histoire politique et sociale (les mémoires proposés pour le prix Jean Maitron ou celui de la Fondation Jean Jaurès sont chque année de moins en moins nombreux). Comment réagir à cette situation ? Est-elles conjoncturelle ? Quelles stratégies mettre en place pour attirer de nouveaux chercheurs vers les sujets qui sont les nôtres ? Faut-il questionner nos politiques de présentation et de mise à disposition (y compris, bien sûr, sous une forme numérisée) des archives que nous conservons, et éventuellement les revoir ? A la suite de la présentation, hier, de la recherche sur l’Association internationale des travailleurs[2], Serge Wolikow évoquait la nécessité d’un élargissement des champs de recherche et d’un meilleur partage des connaissances en matière de sources archivistiques, et posait la question de la construction de plateformes en ligne, pour des échanges à l’échelle nationales ou internationale. Pour légitimes qu’elles soient, il me semble que ces préoccupations dépassent tout de même largement les possibilités d’action du CODHOS, dont la force dépend entièrement de ce que ses membres veulent bien (ou peuvent bien) lui donner…. Quels que soient les sujets concernés, je crois qu’il est essentiel, pour notre association, de bien mesurer nos positions, et de savoir à quel niveau placer nos discussions. Parfois, à défaut de pouvoir proposer seuls des solutions aux problèmes constatés, notre rôle consiste sans doute à trouver les bons interlocuteurs à qui transmettre nos questions, et avec lesquels leur proposer des solutions.
La question de la collecte de « nouvelles » archives a aussi été évoquée à plusieurs reprises, par exemple lors des communications consacrées à des mouvements sociaux très récents — Gilets jaunes en France[3] ou mouvement du Hirak en Algérie[4]. Les travaux sur de tels sujets mobilisent des sources très diverses (y compris celles relatives au regard porté sur leur propre engagement par des « collecteurs-acteurs »), dont la conservation n’est pas toujours acquise et évidente, ne serait-ce qu’en raison de possibles risques politiques, et pas seulement dans les pays sous régime autoritaire. Devons-nous « inventer » les archives de demain ? Est-ce aussi le rôle de nos centres d’archives que d’aller au-devant de nouvelles archives jusqu’à présent peu conservées ? Les communications présentant les objectifs et les activités des associations Micro-archives[5] et AMuLoP[6] ont été passionnantes, et très stimulantes, mais je serais quand même tenté de revenir à des interrogations plus classiques : tout est-il destiné à devenir archive ? Peut-on absolument tout conserver, et faut-il le faire ? La plupart des centres membres du CODHOS sont liés par leur histoire, et sélectionnent pour ainsi dire « naturellement » leurs archives, mais ce sont tout de même des questions que nous continuons à nous poser au quotidien, une bonne partie de nos espaces de conservation étant déjà saturés… Notre rôle de professionnels consiste aussi à discuter des sélections à opérer, des choix à effectuer — et sans doute est-ce une bonne politique que de mener ces réflexions (celles-ci comme les autres) de manière collective, en les partageant non seulement avec les collègues de nos centres, avec ceux de nos partenaires du CODHOS et avec les chercheurs qui fréquentent nos établissements, mais aussi, plus largement — et voilà une manière de passer le relai à Agnès Magnien —, avec nos collègues du réseau des archives publiques, dont les moyens sont différents des nôtres.
[1] Frédéric Cépède, « Le Codhos, un collectif au service de l’histoire ouvrière et sociale », in Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, numéro 92 (2003).
[2] François Guinchard, L’Association internationale des travailleurs (anarcho-syndicaliste) : quelles sources pour l’histoire transnationale d’une organisation militante des années 1920 aux années 1990 ?
[3] Voir la table-ronde « Gilets jaunes, témoignages audiovisuels et conservation des traces d’un mouvement en devenir ».
[4] Giulia Fabbiano, Le tracé de l’expérience, ou l’épuisante collecte du présent. Réflexions sur traces et archives à partir du Hirak algérien.
[5] Hélène Ampère, Comment récolter les archives de la vie ordinaire ? Réflexion sur la démarche de la constitution de l’association Micro-archives et de la collecte des archives.
[6] Muriel Cohen, Le projet de musée du logement populaire de l’AMULOP (Association pour un musée du logement populaire) : donner à voir le quotidien des quartiers populaires à travers une enquête historique qui mobilise les acteurs.
Conclusions Agnès Magnien (Inspectrice générale des Affaires culturelles)
Je voudrais pour commencer remercier les organisatrices et les organisateurs de ces rencontres, ainsi que les intervenants et participants, pour la qualité de nos échanges. Diverses communications ont laissé deviner l’intensité du travail des archivistes et des chercheurs : on peut être sérieux et travailler sérieusement sans se prendre au sérieux, et vous en avez fait la démonstration. De temps en temps, au cours de plusieurs interventions, il m’a semblé voir également se manifester cet ensemble de valeurs, inconscientes — valeurs mémorielles, éthiques et psychologiques évoquées ce matin par Aurélie Mazet —, caractéristiques d’un certain engagement militant. J’ai eu le sentiment qu’il y avait aussi du militantisme, au bon sens de ce terme, dans un certain nombre d’exposés ces deux journées.
Dans le prolongement des réflexions de Frédéric Cépède, je voudrais moi aussi retenir de nos échanges quelques points qui m’ont interpellée ou fait réfléchir, plutôt au sujet des archives elles-mêmes qu’au sujet des recherches qu’elles suscitent..
En archivistique, on parle de « chaine de traitement » des archives, pour désigner les étapes successives qui finissent par aboutir à leur communication. Pendant ces deux jours, c’est surtout la chaine humaine qui traite les archives que nous avons vue très présente — à commencer par l’humain à l’origine de la production des archives, parfois devenu complètement invisible. Je pense aussi à cette catégorie des archivistes proactifs, mobilisés, engagés, dont beaucoup d’entre vous font partie, aux chercheurs qui osent s’intéresser à des pans de l’Histoire un peu négligés, en bravant l’absence d’archives ou leurs difficultés d’accès, ou bien encore aux documentaristes, qui sont à la fois des utilisateurs et des créateurs d’archives, (et donc au croisement du monde des producteurs, de celui des archivistes et de celui des chercheurs). Nous l’avons constaté durant ces deux jours, et cela m’a passionnée : cette chaine humaine ne s’intéresse pas seulement aux « nouvelles » archives (et, d’ailleurs, comme Danielle Tartakowsky l’a noté, certaines seront peut-être éternellement « nouvelles : on continue encore à qualifier de la sorte les archives audiovisuelles ou celles nativement numériques…) mais bien à toutes les archives, parfois trop nombreuses, parfois insuffisamment conservées, quels que soient leurs supports ou leurs formats.
Deuxième point : le numérique. Françoise Blum a utilisé hier l’expression de « grande cause des archivistes » à propos des archives numériques. C’est vrai, il faut bien l’avouer : qu’elles soient issues de chantiers de numérisation ou nativement numériques, celles-ci constituent effectivement un vrai problème, que ce soit en en termes de collecte, de conservation, de lecture, de capacités de stockage, de migrations, d’accès, etc. Les archives numériques soulèvent certes de nombreuses questions, mais elles nous donnent aussi l’occasion de relever un certain nombre de défis, et peut-être arriverons-nous un jour à renverser la tendance, tranquillement, comme les archivistes savent le faire….
Il existe bien sûr des tensions, comme par exemple celles de l’immédiateté, du flux perpétuel, ou de l’attente de la réponse immédiate, auxquelles nous sommes tous quotidiennement confrontés. Mais ne pourrait-on pas leur opposer la notion de temps long ? Je pense par exemple au temps nécessaire pour collecter des fonds, au temps dont il faut disposer pour former des archivistes, au temps indispensable pour faire des tris ou des éliminations, pour traiter, indexer et décrire un fonds, au temps parfois nécessaire avant de pouvoir autoriser des communications dans le respect des règles éthiques et de vive privée…
En vous écoutant, un autre point de tension m’a semblé apparaitre aussi autour de l’immatériel ou du dématérialisé, à propos duquel, il me semble, on peut évoquer tout simplement, le besoin d’humanité réelle d’hommes et de femmes, professionnels des archives ou chercheurs, souhaitant travailler sans que l’intelligence artificielle (dont on nous rebat les oreilles, et qui un jour sera effectivement très utile, je crois, mais ne remplacera jamais l’intelligence humaine) puisse systématiquement leur être opposée. J’ai en tête un exemple d’intelligence artificielle appliquée au traitement d’un extrait d’un journal télévisé sur une grève de postiers à Limoges, ou l’IA a bel et bien « entendu » les mots « Limoges », « Poste » et « grève », mais n’a pas été capable de « comprendre » et d’ajouter des notions, des concepts comme « conflit social », « niveau de salaires » ou « problématiques économiques ». Les machines nous aideront sans doute un jour, mais elles ont d’abord besoin d’apprendre, et leurs résultats nécessitent toujours d’être enrichis, voire corrigés.
Le troisième point concerne la question de l’accès aux archives, évoquée à plusieurs reprises. J’ai déjà eu l’occasion de le dire : pour moi, le seul objectif de l’archivage (et de l’archiviste) consiste à rendre accessible les fonds collectés et traités, à les mettre à disposition de quiconque souhaite bénéficier de ce travail de restitution. Ce sujet de l’accès aux archives soulève néanmoins la question de leurs lieux de conservation. Le rôle du CODHOS ces vingt dernières années a été primordial pour sensibiliser à l’importance de la collecte et de la sauvegarde des archives du monde ouvrier, en veillant, dans le cas où leurs producteurs n’ont pas les possibilités de les prendre eux-mêmes en charge, à leur trouver des lieux de conservation. Il me faut ainsi constater avec une certaine déception l’absence presque complète, lors de ces deux jours, de collègues du réseau des archives publiques (Archives nationales, archives départementales ou INA, par exemple), à l’exception d’une collègue de la Bibliothèque nationale, de quelques archivistes municipaux et d’un représentant des Archives nationales du monde du travail de Roubaix. Je ne sais pas si vous vous en souvenez : lorsque, dans les années 1970, les Archives de France ont commencé à s’inquiéter du devenir des archives alors dites « économiques », il était prévu de créer quatre lieux de conservation, de manière à ce que les entreprises puissent verser leurs archives dans des centres en régions, pas trop éloignés de leurs zones d’activité… Des occasions ont été manquées. Peut-être serait-ce le rôle du CODHOS que de tenter de réactiver cette question de la place accordée aux archives sociales dans les collectes et dans l’investissement du réseau des archives publiques ? Une telle politique pourrait d’ailleurs être payante. Il y a quelque temps, avec l’aide de leur comité de pilotage, les archives départementales de la Seine-Saint-Denis ont dressé le bilan du traitement des archives du Parti communiste, qu’elles accueillent depuis les années 2000 : pour le dire de manière un peu caricaturale, ce sont les lecteurs des archives du PCF, de L’Humanité et de la CGT, trois fonds d’archives privées, qui désormais « font » la fréquentation de leur salle de lecture, et non plus les généalogistes (qui ont pris l’habitude de travailler à distance sur des fonds numérisés) ou les autres consultants d’archives publiques.
Ceci nous amène à mon quatrième point. Au fil des diverses communications et de nos échanges avec le public, j’ai bien senti que certains ont ce rêve d’une numérisation de la totalité des archives, qui pourraient ainsi être rendues consultables par tous, à distance, sans déplacements… Si je n’y crois pas un seul instant, je crois beaucoup, en revanche, à la production et à la mise en ligne de guides d’orientation et de recherche dans les archives. Peu importe leur lieu de conservation, l’important est de savoir où les archives se trouvent, et que les informations à leur propos soient partagées aussi largement que possible, et facilement accessibles. En ce domaine, les solutions numériques ne doivent pas être négligées (même si, pour les mettre en route, c’est toujours beaucoup de travail) et on peut évoquer ainsi le portail France Archives (https://francearchives.fr/), au sein duquel il n’est toutefois pas toujours simple de s’orienter. Une fois collectées, traitées et rendues communicables, les archives, initialement éphémères, deviennent permanentes ; faciliter leur repérage et leur accès, c’est véritablement les pérenniser et leur donner une seconde vie, et parfois même, lorsque les configurations qui ont présidées à leur production ont disparu (souvenons-nous de l’évocation, ce matin, du processus de désindustrialisation en France, et de l’écroulement de tout un monde social et militant), ressusciter des moments de notre histoire.
Enfin, je voudrais évoquer aussi la question des enjeux démocratiques autour des archives, auxquels Danielle Tartakowsky a déjà fait allusion. Les archives participent évidemment de la démocratie, et contribuent à la démocratisation de nos sociétés. Les archives, c’est à la fois le partage de l’Histoire (une Histoire contextualisée, analysée, mise en perspective) et le partage induit par les nécessités d’un travail collectif, en réseau — et le CODHOS est vraiment exemplaire en la matière. Par ailleurs, vous l’avez aussi démontré pendant ces deux jours : les archives, c’est aussi l’expression et la manifestation d’une exigence de rigueur en matière d’organisation du travail et d’analyse. L’archivage et la recherche prennent ainsi leur part dans ce processus collectif d’organisation qu’est aussi la démocratie, et participent au renouvellement de la pensée, qu’elles permettent.
Nous avons parlé ce matin du logement social[1], et, pour la petite histoire, je terminerai par une anecdote qui m’est revenue à l’esprit. En 2001, Catherine Tasca (ministre de la Culture) et Michel Dufour (Secrétaire d’État au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle) voulaient expérimenter les possibilités d’une certaine décentralisation culturelle dans certains domaines, et notamment pour l’élaboration de l’inventaire du patrimoine dans les départements. En Seine-Saint-Denis, nous nous étions portés candidats pour ce travail. Mais, loin de nous atteler en priorité à l’inventaire des églises, des fontaines ou des autres pièces du patrimoine « classique » du département, nous avions entrepris l’inventaire du logement social (cités jardins, cité de la Muette à Drancy, cités HBM et HLM, y compris de la période des années 1970 et 1980). Ce travail a donné lieu à plusieurs publications dans des collections Itinéraires du patrimoine du ministère de la Culture. Je me souviens que lors d’une réunion de notre comité de pilotage — co-piloté avec les services de l’Etat —, alors que nous examinions les épreuves de l’une d’entre elles, le représentant du préfet, tout en nous félicitant de l’intérêt de notre travail, nous avait posé cette question : « pourquoi, dans les illustrations, mettez-vous toujours un ciel bleu ? ». Nous en sommes tous restés hébétés. Pour lui, quelque chose ne convenait pas ; dans son imaginaire, un livre sur le logement social, destiné au grand public, devait nécessairement montrer des ciels gris, et sans doute des photographies en noir et blanc…
[1] Muriel Cohen, Le projet de musée du logement populaire de l’AMULOP (Association pour un musée du logement populaire) : donner à voir le quotidien des quartiers populaires à travers une enquête historique qui mobilise les acteurs.